Être noir depuis toujours : réflexions critiques après une masterclass


Le 11 avril, j’ai assisté à la masterclass de Binkady-Emmanuel Hié à la Bourse de Commerce. Ancien chef de projet en relations publiques à l’Opéra national de Paris, Hié est notamment connu pour avoir co-signé en 2020 le manifeste « De la question raciale à l’Opéra national de Paris ». Cette intervention, annoncée comme un moment fort autour des questions de diversité, de représentation et de réinvention des normes, m’a pourtant profondément dérangée. Trois éléments, en particulier, m’ont choquée — et méritent, je crois, d’être exposés avec clarté.

Black France. Colonialism, Immigration, and Transnationalism – Dominic Thomas (2007, en anglais)

1. La génération 2020 : nouveaux porte-parole, anciennes luttes effacées

La première chose qui m'a profondément dérangée, c'est ce phénomène que je constate de plus en plus souvent : j'ai un vrai problème avec les personnes noires ou racisées qui ont « découvert » qu’elles étaient noires en 2020, après la mort de George Floyd.

Il y a un gros souci avec ça. Aujourd’hui, une grande partie de celles et ceux qui s’imposent comme figures de proue des questions raciales sont précisément des gens qui, jusqu’à récemment, ne s’étaient jamais véritablement interrogés sur leur propre positionnement, ni engagé dans une quelconque lutte.

Et ça, c’est quelque chose qui m’insupporte. Ils s’imposent aujourd’hui comme porte-parole de la cause et des luttes noires , tout en contribuant à l’effacement de celles et ceux qui étaient déjà là bien avant, et qui ont abordé ces questions de manière profonde — souvent au prix d’être taxés de radicaux ou d’extrémistes.

C’est une phase d’invisibilisation violente, qui écarte celles et ceux qui ont toujours été conscients, qui ont grandi avec cette conscience, qui ont été façonnés par elle, et qui ont milité — parfois dans le silence, souvent dans l’hostilité générale.

Et lorsque Binkady-Emmanuel Hié cite La Condition noire de Pap Ndiaye sans jamais évoquer Aimé Césaire, Frantz Fanon, Léon Damas ou tant d’autres penseurs fondamentaux, on participe à une réécriture édulcorée de l’histoire intellectuelle et politique des luttes noires.

2. Parler de race sans émotion : une nouvelle forme de domestication, L’émotion comme langage légitime de la lutte

Lorsqu’il évoque la rédaction du manifeste pour l’Opéra de Paris, Binkady-Emmanuel Hié insiste sur le fait que ce texte devait être écrit « sans émotion », sur un ton factuel. C’est là que j’ai ressenti une autre forme de violence — plus subtile, mais tout aussi marquante.

Exiger des personnes racisées qu’elles parlent de leur oppression sans émotion, c’est poursuivre un processus de déshumanisation. C’est leur interdire la colère, la douleur, l’indignation ou la passion.

C’est vouloir des récits propres, présentables, lissés — compatibles avec les attentes des institutions.

Mais on ne parle pas d’humiliation, de violences systémiques, d’effacement, de colonialisme ou d’exil sans affect. L’émotion n’est pas un défaut du discours politique : elle en est le cœur vivant. Exiger la froideur, c’est imposer une respectabilité qui n’est là que pour rassurer les dominants.

La parole aux négresses – Awa Thiam (1978)

Peau noire, masques blancs – Frantz Fanon (1952)

3. Nommer les identités : noir, afro-descendant, métis ne sont pas synonymes, l’importance des mots — et ce qu’ils recouvrent

Enfin, le troisième point m’a semblé tout aussi révélateur.

Au cours de sa masterclass Binkady-Emmanuel Hié n’a fait que reporter les mot noir, afro-descendant et métis. en affirmant qu’ils étaient synonymes et qu’ils pouvaient être utilises comme chacun l’entendait.

L’usage interchangeable des termes noir, afro-descendant et métis ainsi que le fait de les employer comme s’ils étaient synonymes, c’est participer à une dilution historique, politique et existentielle.

Être noir en France n’a rien à voir avec être métis, ni même avec le seul fait d’être afro-descendant. Ces termes engagent des histoires différentes, des rapports distincts au corps, à la société, au racisme, au regard dominant. Faire l’économie de ces nuances, ou les balayer d’un revers de main, c’est nier la complexité de l’expérience noire — et c’est, aussi, refuser de nommer les privilèges relatifs dont peuvent bénéficier certains corps dans une société qui hiérarchise les identités racisées.

Les mots comptent. Les confondre, c’est aussi confondre les combats.

La mémoire noire est vivante, complexe, parfois rugueuse — et elle ne date pas de 2020. La reconnaître dans sa continuité, avec ses voix multiples, c’est aussi refuser les récits aseptisés, les figures faciles, les effacements confortables. Il est temps de réinjecter de l’honnêteté, de la profondeur, et de l’exigence dans nos débats.

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